Les inventaires après décès / Reconstituer l’univers visuel des vêtements d’après les Archives

Quelles sources utiliser pour étudier les vêtements des paysans avant 1789 ?

Il ne reste pas de pièces textiles de cette période, qui permettent une étude pertinente. Les archives, sources écrites, sont donc les seules sources qui nous permettent d’approcher la réalité de l’univers vestimentaire des paysans.

Mon travail de maîtrise repose sur le dépouillement de plus de 500 inventaires après décès des paroisses de Carnac, Ploeren, Plougoumelen et Grand-Champ.

L’inventaire après décès est une source pertinente pour rentrer dans l’intimité des intérieurs bretons. Au décès de l’homme ou de la femme, le notaire enregistre officiellement, de façon très détaillée, l’ensemble des biens possédés par le défunt : le bétail, le mobilier, la literie, les vêtements et les objets du quotidien. Le notaire décrit assez précisément chaque pièce et en estime la valeur financière.

Cette source permet ainsi d’avoir une vision précise du patrimoine des laboureurs du Vannetais.

Inventaire après décès, 1788

Dans notre échantillon, la valeur des vêtements est très importante : dans les ménages aisés, les draps, les pièces textiles ainsi que les vêtements masculins et féminins représentent la moitié du patrimoine. Les laboureurs, moins riches, ne possèdent presque que leurs « hardes ».

La société bretonne est centrée au 17e siècle sur la culture et le tissage du lin. Posséder des toiles et des vêtements est un marqueur de richesse. Mais, les inventaires après décès posent aussi des problèmes : tous les notaires ne décrivent pas consciencieusement les pièces et les couleurs. Le choix des couleurs décrites interroge : les nuances entre le bleu et le vert sont-elles claires dans un espace bretonnant, qui les définit comme glaz ? Le notaire peut également intentionnellement minorer le prix d’un vêtement, objet d’une succession ou d’un partage. Il subit la pression des héritiers présents, pas forcément bienveillants pendant l’inventaire.

Citons deux exemples visant à rompre avec le « dogme » établi des vêtements à dominante noire — mode s’imposant très tardivement au 19e siècle. Inversons nos références : les pièces quotidiennes sont blanches ou blanc cassé (lin naturel) et les brassières (hauts pour les femmes), gilets, tabliers, robes, mantes (manteaux) de couleurs vives.

Le premier exemple est un extrait de l’inventaire après décès de Jean LE PORT à Quiberon en 1787. Il est représentatif des familles de laboureur très aisées, disposant de conditions de vie assez confortables. A titre de comparaison, le prix des bœufs est de 90 livres et le prix d’une vache 60 livres (propriétés les plus importantes du paysan, garantes de sa richesse agricole, alors que la terre est louée).

« Une culotte de velours brune, une veste brune et un gilet de soie estimé 60 livres ;

- Six chemises estimées 12 livres ;

- 3 paires de bas de laine, 3 paires de bas de coton 6 livres ;

- Une paire de petites boucles, 2 paires de boutons d’argent 12 livres ;

- Une chemisette d’étamine violette 12 livres ;

- Un tablier d’indienne et un tablier de mousseline, 1 tablier de cotonine estimé 8 livres 10 sols ;

- Une chemisette rouge, une chemisette bleue, une paire de manche [ndla : brassières] noires 7 livres 10 sols ;

- 12 chemises à femme estimées 8 livres ;

- 1 tablier de taffetas noir et 1 tablier de mousseline 7 livres 10 sols ;

- 2 paires de bas de laine, 12 coiffes 3 livres 10 sols. »

Nous sommes marqués par la variété des matières (étamine, coton) et la couleur des vêtements (rouge, violet, bleu, vert) et nous remarquons le soin apporté par le notaire à la distinction des couleurs des habits du couple.

Quiberon, par sa fonction stratégique de port, offre des possibilités d’échanges avec le littoral Atlantique. Les tissus en coton originaires des Indes peuvent ainsi rentrer dans les intérieurs paysans dès le milieu du 18e siècle. Des capitaines, « maîtres de barques » et marins développent un commerce dynamique avec Nantes, Bordeaux et les ports de la Manche pour le vin, les céréales et les étoffes.

Le vestiaire de l’homme et celui de la femme sont aussi riches et colorés — contrairement à nos idées préconçues et à l’évolution générale de la mode occidentale en Europe, dans laquelle l’homme délaisse la variété et l’originalité vestimentaire au profit de la femme au cours du 18e siècle.

Pas de bleu pour les hommes et de rose pour les femmes évidemment ; et donc, tout un autre monde de référence idéologiques, religieuses, culturels aux couleurs à rechercher (voir les travaux de M. Pastoureau).

Le deuxième exemple est un extrait de l’inventaire après décès de Julien Guillas, qui décède lui aussi en 1787, en Plumergat. Son vestiaire se compose des éléments suivants :

« Un habit d’incart [ndla : laine cardée ?] blanc, gilet idem 6 livres ;

- 1 chapeau noir ;

- Un habit de pluche doublé de rouge 6 livres ;

- 1 veste rouge 3 livres ;

- 1 culotte de pluche bleue 3 livres 10 sols ;

- 5 chemises à homme 6 livres ;

- Une chemisette verte 5 livres ;

- Un tablier noir et une paire de manche [ndla : brassières] 3 livres ;

- Une paire de mauvaise manches noires 10 sols ;

- Un mauvais tablier brun 2 livres ;

- Une paire de manche bleue 1 livre ;

- 1 chemisette verte 3 livres 10 sols ;

- Une autre 6 livres ;

- 6 chemises à femme 8 livres ;

- 7 grandes coiffes, 10 petites, 3 paires de bas, un tablier de toile 5 livres 10 sols. »

Le ménage paysan formé par Anne Guillemette et Julien Guillars est modeste et une confirmation s’impose : la couleur reste présente chez les paysans moins riches, seules changent les matières.

Notre travail de maîtrise nous a permis de l’affirmer pour Carnac : il existe un code couleur vestimentaire par paroisse dès le 17e siècle en Bretagne, tous les hommes et femmes d’une paroisse peuvent donc s’identifier aux mêmes couleurs.

Les matières plus ou moins riches établissent la hiérarchie sociale au sein du groupe paroissial. Les laboureurs et paysans sont donc identifiables aux yeux des autres à leurs couleurs, paroisse par paroisse, et aux matières choisies, en tant que paysan riche, moyennement aisé ou pauvre.

Une pratique reprise aux 19e et 20e siècle avec le costume sur fond noir : les pièces sont les mêmes, mais les filles riches rajoutent du velours et du velours.


Citer cet article : Mouret S. (2018). Les inventaires après décès / Reconstituer l’univers visuel des vêtements d’après les Archives. Blog Culture(s) de Bretagne [en ligne]. Mise à jour le 22 septembre 2018. URL : https://www.bretagnes.fr/cultures-bretagne/reconstituer-l-univers-visuel-des-vetements-d-apres-les-archives-les-inventaires-apres-deces

Using Format